Romans Scientifiques

Romans Scientifiques

De la science cachée dans de la littérature, ou l'inverse...

Eric Simon

Romans Scientifiques, comme son nom l'indique, est dédié à cette forme particulière de romans où la science n'est pas fiction, mais bien réelle. Romans Scientifiques est une émanation du blog/podcast Ça Se Passe Là-Haut

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Soixante Nanosecondes, Chapitre 7

La pluie tombait sans discontinuer depuis plusieurs jours sur le campus, un ciel bâché, d'un gris francilien classique. La moitié des membres du groupe SYMPHONIE travaillaient au labo à Orsay, l'autre moitié était sur place avec le renfort de cinq permanents du Centre National d’Études Spatiales, ceux-là même qui avaient installé les systèmes de synchronisation GPS. Ils avaient fait spécialement le déplacement depuis Toulouse jusqu'à L'Aquila.

Frédéric restait à Orsay pour compiler chaque jour tous les résultats de vérification qui étaient faits, de celui de moindre importance a priori à celui semblant le plus sensible. Cristina avait préféré se rendre sur place pour mieux réfléchir "avec les mains" comme elle disait. C'est là qu'elle se sentait le plus utile. Fred et Cristina s'envoyaient des mails en continu, tous ne contenaient pas que des informations scientifiques.

Cristina savait que Fred cherchait à tout prix à se démarquer des autres jeunes chercheurs doctorants de sa promotion, y compris en s'octroyant la paternité d'un résultat rocambolesque, la preuve d'une nouvelle physique, la découverte de particules dépassant tous les tabous de vitesse, même si cela pouvait s'avérer faux à terme. Frédéric ne craignait pas l'opprobre en cas d'erreur expérimentale qu'il n'aurait pas vue, il était ambitieux, quitte à devoir quitter la scène prématurément. Cristina était la rigueur scientifique incarnée. Elle, ne comprenait pas comment on pouvait jouer comme ça avec les faits. Fred lui disait que chaque jour qui passait était un point de gagné pour lui dans la course au prix Nobel, il le disait presque sérieusement. Elle, lui répondait que s'il écrivait qu'il avait découvert des neutrinos supraluminiques, à quoi elle ne croyait absolument pas, et qu'on découvrait un peu plus tard l'origine des soixante nanosecondes, il serait la risée de toute la communauté et ne pourrait plus jamais être chercheur en physique des particules.

Presque chaque soir, ils se
parlaient via skype et bien souvent
leurs discussions se focalisaient sur les neutrinos, chacun évoquant de
nouveaux arguments pour ou contre des neutrinos plus rapides que la lumière. 

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Soixante Nanosecondes, Chapitre 8

Eté 1936. La canicule écrasait le Colisée. Ettore Majorana vivait reclus dans son petit appartement de la via Ruinaglia. Il n'avait pas remis les pieds à l'institut de Physique depuis plus de deux ans maintenant. Les garçons de la via Panisperna, la cour du Pape Fermi, n'étaient plus nombreux à lui rendre visite. Seuls Edoardo Amaldi, Giovanni Gentile et Emilio Segré passaient parfois lui rendre visite pour s'enquérir de sa santé. Ettore avait ressorti ses écrits de physique comme par un sursaut d'orgueil mais se gardait bien de l'annoncer à ceux qu'il considérait comme ses anciens collègues.

L'année précédente, Ettore avait perdu toute envie, il avait passé de longs mois à ne rien faire hormis lire des romans et des essais de philosophie, tout sauf de la physique. Il ne sortait alors presque jamais de son appartement où il maintenait une obscurité en gardant ses persiennes entrouvertes pour laisser passer juste un mince rai de lumière permettant tout juste de lire. Il en était même arrivé à ne plus faire aucune attention à son aspect. Il s'alimentait très peu et s'était laissé aller.

Chaque visite de ses quelques amis ou de son frère se soldait indifféremment d'un sentiment de détresse face au spectacle que laissait entrevoir Ettore. Sa maigreur était devenue effrayante. Il arborait une longue barbe non entretenue et des cheveux bien trop longs qui lui tombaient sur le visage qu'on devinait à peine. Lorsqu'il daignait ouvrir la bouche, ses paroles étaient presque inaudibles pour son interlocuteur.

Ettore avait peur, il était terrifié à l'idée de perdre tout ce qu'il avait créé, cette beauté théorique, sa compréhension du monde. Il savait qu'on voulait lui voler, qu'on voulait l'anéantir. Il devait se protéger. Ettore avait passé de longues heures à se plonger dans des romans comme une échappatoire, il connaissait tout Pirandello, chacune de ses phrases résonnait en lui. Il passait aussi beaucoup de temps auprès de son échiquier à étudier les meilleures combinaisons. Il jouait contre lui-même et était toujours heureux de parvenir au mat, quel que soit le gagnant.

C'est en juillet qu'Ettore
avait décidé de retourner dans le monde réel, dans le monde physique. La
lecture de Nietzsche l'avait définitivement convaincu. Il devait accomplir sa
tâche.

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Soixante Nanosecondes, Chapitre 9

Dix-huit juin, Frédéric se foutait comme de l'an quarante de l'anniversaire de l'appel du général De Gaulle, c'était le jour de sa soutenance de thèse. En fin d'après-midi il serait docteur en physique. Il avait rêvé de ce jour depuis bien longtemps, et maintenant il y était. C'était difficile à croire et pourtant si prégnant. Il était épuisé. Les derniers mois avaient été si éprouvants psychologiquement. Depuis qu'il avait envoyé son tapuscrit, comme les doctorants aimaient à appeler leur mémoire de thèse, il ne s'était pas économisé. Il avait rejoint le groupe de Cristina pour poursuivre la traque à l'erreur expérimentale, avec toujours le secret espoir de ne pas en trouver, mais il n'était resté que quelques semaines au Gran Sasso sur les deux mois.

Depuis ce temps, il n'avait rien eu de nouveau à écrire pour sa présentation powerpoint. Il allait annoncer l'existence d'une anomalie de vitesse des neutrinos, avec une série d'éventuelles conséquences révolutionnaires. Il citerait de manière exhaustive tout ce qu'il avait accumulé dans les annexes de son mémoire, agrémenté des nouvelles vérifications qui avaient été faites depuis deux mois, afin de donner à son annonce le caractère le plus robuste qu'il puisse. Il était prêt. Bien sûr, la soutenance comme prévu se passerait à huis clos. Seuls les membres du jury y assisteraient en signant une clause de confidentialité qui leur empêcherait de divulguer ce qu'ils avaient lu et entendu. Même sa famille proche était exclue de l'amphithéâtre, alors même qu'ils ne comprenaient pas un traître mot de tout ce que pouvait leur expliquer Frédéric lors des repas familiaux.

De façon paradoxale, le huis clos s'appliquait également à l'entourage professionnel proche, qui était pourtant totalement au fait de ce que pouvait dire Frédéric. Cristina en faisait partie. Elle était furieuse de ne pas pouvoir entendre d'elle-même les mots qu'allait employer Fred. Ils avaient déjà fait plusieurs répétitions en petit comité. Mais Cristina n'était pas certaine que Fred s'exprimerait exactement de la même façon. Elle en avait peur. S'il parlait du résultat supraluminique en jubilant, ce ne serait pas la même chose que s'il l'évoquait comme une possibilité parmi d'autres, probablement très incertaine. C'est cela qu'elle désirait qu'il dise, s'il devait en parler. Le mieux selon elle serait qu'il en parle de façon beaucoup moins triomphale que ce qu'il avait écrit dans son manuscrit, voire qu’il se rétracte. De toute façon, le mal était fait, il l'avait écrit. Il ne l'avait pas écoutée.

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Soixante Nanosecondes, Chapitre 10

Edoardo Amaldi avait réussi l'impensable, ramener Ettore Majorana à une vie "normale" d'universitaire.

 Lors d'une visite à celui qui n'était plus vraiment son ami mais à qui il tenait toujours, Amaldi, qui avait trouvé un Ettore plutôt en forme, contrairement aux mois antérieurs, lui avait demandé si il était intéressé pour devenir professeur à l'Université pour donner des cours de haut niveau en physique et pouvoir continuer à travailler dans la recherche à l'Institut. A sa grande surprise, Ettore lui répondit positivement. Il semblait même presque heureux à cette idée. Un concours administratif pour être professeur allait se dérouler au début de 1937, c'était le premier du genre depuis celui qui vit triompher Enrico Fermi dix ans plus tôt. Le problème était qu'il n'y avait que trois postes, et nombreux étaient les anciens membres de la cour de Fermi qui pouvaient candidater. Et la plupart ne pensaient même plus que Majorana pouvait en être.

De retour à l'Institut, Edoardo Amaldi alla tout de suite voir Enrico Fermi qui se trouvait dans son bureau. Fermi faisait partie du jury de sélection des futurs professeurs d'université. Il avait un grand pouvoir sur le processus de sélection des candidats. Lorsque Amaldi lui relata sa conversation avec le génie maudit qui commençait à se faire oublier de ses condisciples, mais certainement pas de Fermi qui avait toujours cru que Majorana était de la trempe d'un Galilée ou d'un Newton, le chef du groupe de Physique théorique arbora un large sourire. Fermi parvenait à peine à contenir sa joie. Il avait besoin d’Ettore.

Suite à de multiples tergiversations avec le ministère et grâce à des personnalités haut placées, Fermi était parvenu à faire créer une chaire de physique à l'Université de Naples par le ministère de l'enseignement supérieur. Cette chaire serait séparée du concours de 1937, pour lequel il avait déjà été décidé de manière officieuse que les trois postes seraient attribués à Wick, Gentile et Amaldi. La nouvelle chaire de Naples serait affectée de manière exceptionnelle à Ettore. 

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Soixante Nanosecondes, Chapitre 11

Daniel s'était démené pour obtenir un contrat à durée déterminée de six mois du CNRS pour Frédéric, dont le contrat de thèse prenait fin le 31 juillet. Il pouvait ainsi rester dans le groupe jusqu'à la fin janvier de l'année suivante. Ce fut une véritable bouée d'oxygène pour tout le monde. Dès qu'il eut terminé les quelques corrections qu'il devait apporter à son manuscrit ainsi que l'ajout de la page de remerciements, Frédéric décida de retourner au Gran Sasso avec le reste du groupe. Il remerciait bien évidemment les rapporteurs de sa thèse ainsi que les autres membres du jury avec une mention particulière à Luigi, qui avait accepté d'en être le président. Frédéric évita de s'étendre en remerciements mielleux ou d'inclure des private jokes comme on en voyait trop souvent dans de nombreux mémoires. Il remercia chaleureusement sa mère qui lui avait vraiment permis d'accomplir matériellement ses études supérieures jusqu'au master. Au moment de faire un dernier salut à ses condisciples du LP2HE dans cette page très personnelle, Frédéric avait beaucoup réfléchi à ce qu'il voulait écrire pour Cristina. Il avait un instant songé à faire une citation globale, comme certains faisaient, en écrivant une phrase du style "un grand merci également à tous les doctorants, post doctorants, ingénieurs et techniciens du LP2HE, trop nombreux pour être tous cités, ils se reconnaitront...". Mais Cristina devait être mentionnée spécialement, malgré tout...